À l’heure des réseaux sociaux, pas un jour sans qu’un média relève un dérapage raciste, sexiste, homophobe, etc. Faut-il les condamner au risque de la censure? Laisser faire? Imaginer d’autres pistes? Le «seuil de l’inacceptable» varie selon les pays, comme le montre l’auteur, natif de Montréal et établi en Suisse romande. Xavier Gravend-Tirole est doctorant à l’UniL (Université de Lausanne) et aumônier catholique à l’EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne).

Bien sûr, tout n’est pas tolérable. Pour Voltaire, le fanatisme est à pourfendre. Partout, on s’accorde à dire que l’inacceptable, comme la violence physique et psychique, est à condamner, tout comme les discriminations notamment basées sur le sexe, la couleur, la langue ou la religion. Cela étant, la définition de ce seuil varie selon les pays.

Aux USA, on accepte le Hate speech au nom de la liberté d’expression: on peut se montrer raciste ou sexiste dans ses discours, à la manière d’un Trump, par ailleurs sinistre personnage. On peut même se dire ouvertement négationniste sans encourir de peine. Un homme comme Noam Chomsky – lui-même juif, grandiose figure de la gauche américaine et professeur au MIT – reconnut et défendit en 1979 le droit à Robert Faurisson d’exprimer ses croyances vis-à-vis de l’inexistence de la Shoah, cela justement au nom de la liberté d’expression. Ou encore, plus récemment, Jon Stewart, également juif, se moquant des Français dans son célèbre Daily Show à l’occasion de l’arrestation de Dieudonné.

Les discours qui génèrent des amalgames, qui sont réducteurs et discriminatoires et qui font preuve d’essentialisation ou d’homogénéisation d’un groupe sont des discours qui déshumanisent la personne. Ces propos abîment la dignité, bafouent la singularité de chacun, et sont un affront au respect que nous espérons de nos concitoyens. Mais pouvons-nous les condamner au nom de la tolérance? Il me semble que non – et sur ce point, je m’avoue plus Américain qu’Européen: nous avons d’autres dispositifs que l’arsenal juridique pour juguler ces funestes discours, dont en premier celui de l’éducation. C’est également l’argument de Noam Chomsky et de Jon Stewart: ces moyens, autrement plus puissants, sauront mieux faire taire les discours de haine que la loi. Et en attendant, oui: la tolérance fait pâtir, voire souffrir.

Les discours et les blagues racistes, sexistes, homophobes, antisémites ou islamophobes restent clairement condamnables sur un plan social, mais plus difficilement sur un plan légal; seuls leurs effets dans la vie matérielle le sont. Je sais que cette idée est difficile à comprendre en Europe. On relèvera que les USA ne sont pas un exemple quand on voit les violences pourrir le pays. Et les discours de haine risquent d’éveiller ou d’amplifier la violence, c’est le danger. Mais ce danger me paraît moins grand, finalement, que la censure sous la forme d’une «dictature de la bien-pensance» par un groupe sur un autre. Car qui en société peut se permettre de déterminer ce qui est irrespectueux de ce qui ne l’est pas? Le choix n’est pas juridique, il est d’abord politique. Et l’exemple des caricatures de Mahomet est criant: ce que les musulmans considèrent comme condamnable ne l’est pas pour des non-musulmans. Mais comme les non-musulmans sont plus nombreux dans les pays européens, ils imposent leurs choix à cette minorité. Alors que faire? Soit on prohibe toute insulte, mais on doit pourtant entendre les revendications musulmanes; soit on l’autorise. Trancher signifie alors privilégier certains groupes contre d’autres. Or si on veut parier sur le pluralisme et respecter toutes les minorités en présence, il vaut mieux accepter d’être dérangé, bousculé, voire insulté par l’autre que de nous museler les uns les autres à outrance.


Cet extrait provient de l’article «Tolérer l’incompréhensible» de Xavier Gravend-Tirole. Il est disponible dans le n°45 de la Revue des Cèdres: La tolérance se cherche une religion.

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