Comment la pratique thérapeutique de Jésus peut-elle nous renseigner sur les composantes essentielles du soin ? Simon Butticaz, Pasteur de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud et professeur de Nouveau Testament et de traditions chrétiennes à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lausanne, s’appuie sur le récit de la résurrection du jeune homme de Naïn pour mettre en évidence l’importance de la dimension sociale dans la guérison.
La maladie ou la souffrance ne sont pas des épreuves strictement individuelles. Nos cultures occidentales, fortement individualistes et égotiques[1], en reprennent progressivement conscience, redécouvrant la composante sociale de la maladie, de la souffrance et de la guérison[2]. Chose impensable ou inconvenante dans les sociétés méditerranéennes de l’Antiquité, tant la destinée de la personne était liée à celle d’un groupe social – que ce soit la famille, la parenté ou le peuple (cf. Mc 6,4 : « Jésus leur disait : “Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, parmi ses parents et dans sa maison” » ; je souligne)[3]. Partant, il est intéressant de réinterroger la pratique thérapeutique du maître de Nazareth pour en mesurer la portée collective[4]. Dit autrement : dans quelle mesure les guérisons et miracles accomplis par Jésus prennent-ils au sérieux le tissu relationnel dans lequel s’inscrit le malade ou le souffrant ? Et en quoi sa pratique thaumaturgique œuvre- t-elle à rétablir, à assainir, ce réseau perturbé de relations ? C’est à cette double interrogation que nous souhaitons modestement consacrer cette étude, examinant un récit de miracle en particulier de la tradition dite « synoptique » du Nouveau Testament : la réanimation d’un fils unique en Luc 7,11-17. Le miracle n’est pas toujours là où on l’attend. En effet : à lire attentivement le récit de Luc 7,11-17, plusieurs éléments ne laissent pas d’étonner. Trois motifs de surprise, en particulier, s’imposent à la lecture[5].
Primo : alors que les titres donnés par les éditions modernes de nos bibles se concentrent sur le sort réservé au jeune homme défunt (TOB 2010 : « Résurrection d’un jeune hommeàNaïn»;NBS :«LejeunehommedeNaïn»),Luc accorde une attention aussi grande, voire plus encore, à sa mère, l’évoquant pas moins de six fois en l’espace de sept versets (contre quatre mentions pour le jeune homme).
Secundo : à la différence d’autres épisodes de réanimation consignés dans le Nouveau Testament (la fille de Jaïrus en Mc 5,21-24a.35-43 ou encore la résurrection de Lazare en Jn 11,1-44), Jésus n’est pas ici sollicité pour se porter au secours de celui que menace une mort certaine. C’est, au contraire, le sort enduré par la veuve éplorée qui « mobilise » initialement l’homme de Nazareth (v. 13 : « En la voyant, le Seigneur fut pris de pitié pour elle et il lui dit : “Ne pleure plus” » ; je souligne).
Last but not least : contre toutes attentes, le fils de la veuve reste qualifié de « mort » (ho nekros ; cf. aussi l’usage au v. 12b du participe parfait tethnêkôs pour désigner un événement passé, ici le trépas, aux effets rémanents dans le présent), même une fois l’intervention miraculeuse de Jésus réalisée (v. 15)[6].
Sources d’étonnement, ces trois remarques participent d’une même logique narrative. Elles déplacent l’attention du trépassé en direction de sa mère : c’est autour de cette figure féminine que l’intrigue narrative se noue et c’est en sa faveur que se déploie prioritairement l’action du guérisseur galiléen.
[…]
Précisément, alors que la souffrance semblait avoir tout emporté sur son passage[7], faisant sombrer cette veuve « orpheline d’enfant » dans un désert relationnel, Jésus, ému aux entrailles, a stoppé cette « onde de choc », étendant sa présence dans cette région d’oubli, de silence et d’impureté qu’était, dans l’imaginaire juif antique, le domaine du trépas[8] ; comme le reconnaît la foule en réaction au miracle accompli, la veuve de Naïn devient l’illustration du Dieu qui visite son peuple (cf. aussi Lc 4,25-27 !)[9]. En retour, cette présence de Jésus, Seigneur des morts comme des vivants, dans le domaine de la non-vie favorise un espace de communion spirituelle et relationnelle que rien ne peut entamer, pas même la puissance du mourir. C’est cette vérité que, dans l’histoire de l’Église et en théologie chrétienne, on a pris pour habitude de nommer la communio sanctorum[10] et dont le Christ thérapeute se veut le gardien et le garant dans la tradition des évangiles. Une vérité à redécouvrir dans l’accompagnement spirituel des proches souffrants.
Cet extrait provient de l’article « Panser les liens : Le Nouveau Testament et
la pratique thérapeutique de Jésus », de Simon Butticaz. Il est disponible dans le n°50 de la Revue des Cèdres : Accompagner la souffrance.
[1] Pour le diagnostic, par ex. : Jörg STOLZ et al., Religion et spiritualité à l’ère de l’ego, 2015.
[2] Voir, dans ce sens, les diverses études réunies dans le présent volume et initialement présentées à l’occasion de la 4e journée de l’ILTP consacrée à la «Théologie de la santé» (Université de Lausanne, le 2juin 2018): https://repopub.unil.ch/newsunil/document/1526473930916.D1526474 100376 (dernière consultation du programme en ligne de cette journée, le 5 mars 2019).
[3] Voir Halvor MOXNES, « What is Family? », 1997, pp. 27-28. Plus largement : ID. (éd.), Constructing Early Christian Families, 1997.
[4] Au sujet des récits néotestamentaires de miracles en général et pour la suite de notre propos, on lira Daniel MARGUERAT, Le Dieu des premiers chrétiens, 20114, pp. 33-47.
[5] Cf. aussi : François BOVON, L’évangile selon saint Luc, t. 1, 1991, pp. 348- 358 ; Michael WOLTER, Das Lukasevangelium, 2008, pp. 273-277.
[6] Bien vu par François BOVON, L’évangile selon saint Luc, t. 1, 1991, p. 355 ; Daniel MARGUERAT, « Les rites du deuil », 2003, pp. 2-4.
[7] Ainsi : Daniel MARGUERAT, « Les rites du deuil », 2003, pp. 2-4.
[8] Voir Armand ABÉCASSIS, « De l’hébraïsme au judaïsme : mort et résurrec- tion », 2004, pp. 53-63.
[9] Voir François BOVON, L’évangile selon saint Luc, t. 1, 1991, pp. 356-357.
[10] Au sujet de cette formule que l’on trouve par exemple dans le « Symbole des apôtres », voir : Alphonse MAILLOT, Le Credo ou le Symbole des Apôtres, 1979, pp. 164-166.