Comment comprendre les motivations qui peuvent être présentes derrière la demande d’euthanasie ? Laurence Flachon, pasteure de l’Église protestante de Bruxelles-Musée, nous donne un éclairage sur les angoisses existentielles qui sous-tendent parfois cette demande, à la lumière des réflexions sur l’accompagnement de Paul Tillich.
Pour Paul Tillich, « l’objectif premier, et d’une certaine façon, l’objectif global auquel nous devons travailler dans l’accompagnement pastoral est “l’acceptation” ». Cette notion provient de sa reformulation de la doctrine de la justification par la foi: « On pourrait dire que le courage d’être est le courage de s’accepter soi-même comme accepté en dépit du fait que l’on soit inacceptable[1] ». L’acceptation « en dépit de » relève du courage et non de la résignation, elle est une dynamique qui engendre une transformation. Dans deux articles consacrés à l’accompagnement pastoral[2], Tillich souligne que l’être humain doit faire face avec lucidité à la finitude, à la culpabilité et au doute qui constituent sa condition. Se reconnaître comme des êtres finis, affronter les différents visages que peut prendre cette finitude – la solitude, la maladie, la faiblesse, l’accident, l’erreur… Voilà ce que nous pouvons faire pour nous-mêmes et pour l’autre dans l’accompagnement.
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La pensée de Tillich nous oriente vers une prise en charge globale de l’être humain dans ses différentes dimensions – physique, psychologique, sociale, spirituelle –, mais aussi vers l’importance de pratiquer un accompagnement qui redonne à la personne souffrante le sentiment qu’elle apporte quelque chose aussi à celui ou celle qui l’accompagne, qu’un échange a lieu. La dignité, alors, peut se jouer sur un autre registre que celui de la seule et pleine autonomie. Comme l’écrit Isabelle Marin : « Le regard et la parole d’autrui font revivre l’homme dans l’homme. Nous sommes loin de la dignité maîtrise d’un destin. La dignité se comprend alors dans une relation humaine, produite par la reconnaissance de l’autre[3]». La relation « sujet-objet », le sentiment d’humiliation qui peut naître d’une aide « objectivante » reste d’actualité quand les traitements se font trop lourds, trop acharnés, trop rapprochés […]
Dans un document préparatoire à l’avis no 73 du Comité consultatif de bioéthique de Belgique en 2016, le professeur Sterckx insiste sur le fait que « la grande majorité des demandes d’euthanasie ne résulte pas tellement d’une souffrance insupportable actuelle, mais plutôt d’une angoisse relative à une souffrance ou douleur future, à la perte de dignité ». Ce n’est pas tant la douleur réfractaire que l’on craint que la souffrance liée à différentes angoisses : celle de la vulnérabilité, de la dépendance qui sont devenues insupportables à vivre. Le problème n’est-il pas ce que Tillich a appelé « l’angoisse d’avoir à mourir », la souffrance d’envisager sa fin de vie biologique et la souffrance d’appréhender l’agonie, c’est-à-dire l’effroi, la lutte devant la mort? Face aux différents aléas de la vie, l’être humain tente de remplacer l’angoisse par des « objets de crainte » (la crainte d’une maladie, d’une séparation) que son courage pourrait affronter. Une manière de tenter de donner un visage concret, de circonscrire l’angoisse existentielle. […]
Dans Le Courage d’être, Tillich met en lumière différentes formes d’angoisses et il pourrait être intéressant de reprendre aujourd’hui cette typologie en lien avec les motifs évoqués pour demander l’euthanasie. Outre l’angoisse du destin et de la mort, l’angoisse du vide et de l’absurde s’exprime dans toutes ces euthanasies demandées pour « cause de fatigue de vivre » ; quant à l’angoisse de la culpabilité et de la condamnation, elle peut se lire à travers des demandes qui trahissent surtout une volonté de ne pas « peser » sur les autres. Cette typologie de l’angoisse nous offre l’opportunité de discerner ce qui sous-tend précisément la souffrance de la personne, d’accorder de l’attention aux causes non médicales de cette souffrance et donc de faire également intervenir d’autres acteurs que les seuls médecins. La solitude, le sentiment d’inutilité, la souffrance sociale appellent une réponse sociétale. Tillich nous enseigne que l’angoisse appelle, elle aussi, une réponse : refuser l’évitement, la fuite pour faire face en toute lucidité, dans la conscience de nos limites. Le courage d’être (avant d’être courage de la foi) est une affirmation de soi qui affronte et conquiert l’angoisse de la finitude sans l’éliminer.
Là où il y a du courage, il y a donc aussi de la souffrance. Parler d’une mort courageuse, c’est parler du même coup d’une mort douloureuse selon Tillich dans la Dogmatique[4]. L’angoisse, comme le souligne Jean-Daniel Causse, n’est pas à nier ni à effacer, mais à transformer en capacité d’habiter la contingence pour en faire le lieu d’une création et d’une inventivité[5].
Cet extrait provient de l’article « L’accompagnement pastoral selon Paul Tillich : Enjeux et objectifs à la lumière de l’expérience des lois sur la fin de vie en Belgique », de Laurence Flachon. Il est disponible dans le n°50 de la Revue des Cèdres : Accompagner la souffrance.
[1] PaulTILLICH,LeCouraged’être,Genève,LaboretFides,2014,p.189.
[2] ID., « Theology of Pastoral Care », Pastoral Psychology 10(7), octobre 1959, pp. 21-26, et «Theology and Counseling », The Journal of Pastoral Care 10(4), hiver 1956, pp. 193-200.
[3] « La dignité humaine, un consensus ? », Esprit, février 1991, pp. 97-101.
[4] Jean-Pierre LEMAY, op. cit., p. 76.
[5] Jean-Daniel CAUSSE, « Accompagnement pastoral et psychothérapie », in : Paul Tillich, prédicateur et théologien pratique, Actes du XVIe colloque International Paul Tillich, Montpellier 2005, Berlin, Lit Verlag (Tillich Studien), 2007, p. 180.