Comment la Suisse, un pays riche, fondamentalement multiculturel et démocratique, a pu développer des attitudes qui témoignent d’une grande défiance envers ses hôtes ? Irène Herrmann, docteure en histoire et professeure en histoire transnationale de la Suisse au sein de la Faculté des lettres de l’Université de Genève, dresse un bref aperçu de l’évolution historique de la xénophobie en Suisse et nous apporte ainsi une explication à ce paradoxe.

Bien entendu, la xénophobie n’apparaît pas vers 1850. C’est même un sentiment très ancien, de telle sorte que certains historiens ont pu affirmer que ce qui caractérisait la Suisse d’avant 1848 n’était pas l’hospitalité et la tolérance, mais bien une défiance envers ceux qui venaient d’ailleurs. […]

La xénophobie politique dans la première moitié du XXe

La construction du sentiment d’appartenance suisse est à l’origine d’évolutions majeures dans l’attribution de la nationalité helvétique. En accord avec les développements économiques, qui requéraient toujours plus de main-d’œuvre extérieure, et en conformité avec les principes de progrès qui sous-tendaient l’axiologie de la Confédération d’après 1848, les conditions d’obtention de la citoyenneté vont en s’assouplissant. […]

Durant la décennie suivante, dès 1910 environ, on sent cette confiance diminuer et le discours politique se réorienter : des voix toujours plus nombreuses se font entendre pour mettre en doute les capacités et la nécessité d’assimilation des étrangers. L’éclatement du premier conflit mondial vient renforcer cette pensée, confortant l’idée d’une nation unie par l’histoire et l’attachement aux valeurs forgées puis défendues par les ancêtres. L’entrée de réfugiés, réfractaires et autres agitateurs dans la Confédération neutre vient alors entretenir un soupçon de trahison politique ou sociale. […]

Cette même année, on rigidifie en outre la régulation de l’immigration. L’introduction du rationnement partiel et l’augmentation des revendications ouvrières agissent alors comme un levier, stimulant un contrôle beaucoup plus sévère du séjour des étrangers. […]

L’ensemble de ces phénomènes contribue, nolens volens, à la victoire d’une vision xénophobe de la présence étrangère. L’argument économique, certes important, n’est toutefois pas déterminant puisque même l’amélioration de la situation financière et industrielle, durant les années 1920, est impropre à inverser la tendance. De toute évidence, la valeur accordée aux droits politiques qui couronnent la nationalité suisse, ainsi que la crainte des révolutions inspirées de l’extérieur, agissent ici comme un frein puissant et nourrissent le besoin de contrôler davantage tous ceux qui aspireraient à la naturalisation. […]

La xénophobie identitaire dans la seconde moitié du XXe

Après 1945, la Suisse, épargnée par les dévastations, connaît un développement économique sans précédent. La population helvétique, incapable de répondre seule à cette demande industrielle, fait appel à des travailleurs étrangers, pour l’essentiel italiens. Entre 1950 et 1970, leur taux passe de 6% à 17%. […]

On assiste à une montée sensible de la xénophobie ou, autrement dit, à une baisse notable du seuil de tolérance face aux étrangers et à leur mode d’existence. De fait, les limites temporelles très strictes des permis de séjour empêchent l’insertion des saisonniers qui vivent en vase clos, envoient leur argent à la maison et cultivent des habitudes de vie bien distinctes de la population autochtone. […]

Contrairement à ce qui s’était produit à la fin du XIXe siècle et dans une moindre mesure au début du XXe, le rejet des étrangers ne provient donc pas de véritables craintes pour le bien-être matériel du pays. En réalité, il se dégage de ces scrutins, et surtout de leur chronologie, ce qu’on pourrait appeler un complexe de supériorité helvétique. Tout se passe comme si les Suisses avaient très mal réagi à l’amélioration des conditions d’existence des travailleurs italiens, prévue par l’accord de 1964. […]

Tout se passe comme si les citoyens suisses avaient compté sur cette supériorité toujours croissante. Les flambées de xénophobie se produisent significativement à des moments où l’écart entre ce que les Suisses pensent d’eux-mêmes et de leurs voisins se modifie brusquement. La xénophobie reflète ainsi un sursaut, un malaise, une difficulté de posture économique, internationale ou identitaire. Dès lors, elle trahit bien davantage que la crainte des étrangers ; elle indique une peur de déchoir par rapport aux autres, et surtout, de déchoir par rapport à l’idée qu’on se fait de soi.

Cet extrait provient de l’article « La xénophobie en Suisse : Une perspective historique » de Irène Herrmann. Il est disponible dans le n°47 de la Revue des Cèdres : L’exil comme royaume.

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