Comment la posture d’accompagnant de personnes en souffrance est-elle guidée par des discours théologiques ? et comment le handicap peut-il venir les remettre en question ? Thierry Dominicé, théologien et pasteur stagiaire au sein de l’Église réformée bernoise, nous apporte une réflexion sur l’accompagnement du handicap et les nombreuses questions qui y émergent.
Dans un article aussi bref qu’éclairant, Dominique Jacquemin part du constat que, de la rencontre entre une personne handicapée et un aumônier d’hôpital, peut naître un « malaise » qui interroge la posture et le discours théologique dont ce dernier est porteur. Puis il défend la thèse selon laquelle une équipe d’aumônerie doit se référer à une « théologie pascale où il est question de pouvoir vivre et reconnaître un passage “mort-vie” à travers le vécu progressif de restauration de la personne souffrante »[1]. Mais que peut bien signifier une « théologie pascale » appliquée au handicap ou, pour élargir la perspective, à la maladie chronique, à la faiblesse ? […] Les deux temps, celui du passage de la vie à la mort – avec la référence incontournable à la crucifixion de Jésus –, puis celui de la mort à la vie – la résurrection – doivent être pensés ensemble. Privilégier l’un des deux pôles de cette équation peut conduire dans le premier cas à un moralisme doloriste inacceptable, et dans le second, à un déni de la dimension éthique fondamentale de la corporéité et de la mortalité humaines, par une forme de spiritualisation de la foi chrétienne.
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Revenons au « malaise » possible entre un accompagnateur et une personne handicapée : Jacquemin perçoit le risque que soit barrée la possibilité que « la rencontre puisse devenir elle-même le lieu de reconnaissance d’une parole et d’une vie de Dieu en actes, à l’œuvre dans le processus de restauration existentielle de la personne confrontée au handicap[2] ». La posture de l’aumônier d’hôpital révèle donc sa compréhension personnelle de l’événement pascal, mais aussi le sens qu’il attribue à la théologie elle-même. Se réduit-elle à un discours dogmatique sur Dieu, aussi consolateur qu’il puisse paraître ? Ou cette compréhension ne requiert-elle pas une interprétation, une réinterprétation, une réélaboration constante, face à la réalité de l’existence humaine dans ce qu’elle peut avoir de dérangeant, d’interpellatif, de révélateur ? Ou, à l’opposé, la suspension du discours peut être une attitude à même de signifier une réelle attention éthique au prochain souffrant, (s’)interrogeant, interpellant. Une ouverture à la Parole dans le silence. Là se niche peut-être la « fonction d’éclatement » de la théologie dont parle Jacquemin et qui « laisse vivre l’énigme du handicap tel qu’il nous extrait de nos représentations habituelles avec le malaise et les maîtrises qu’elles peuvent provoquer »[3]. […] Par ailleurs, l’accompagnateur est invité à accepter la non-maîtrise, le déplacement, l’advenue du théos logos, d’une « reconnais- sance d’une parole et d’une vie de Dieu en actes »[4] . L’horizon de sens est interrogé, à la manière de la réponse de Jésus à la question de ses disciples: «ni lui, ni ses parents », dans la péricope de la guérison de l’aveugle de naissance (Jn 9,1-12). Ainsi, face à toute volonté de comblement du manque et/ou du sens, il s’agit de réaliser que « la réalité du handicap excède toujours tout discours, tout comportement qu’on puisse lui adjoindre »[5].
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Au terme de ce très bref parcours, retenons en premier lieu que la non-guérison et le handicap en particulier renvoient à des questionnements théologiques et éthiques fondamentaux. Ils disent en creux ce que l’on projette sur la guérison, ce que l’on attend, ce que l’on espère dans la vie présente, mais aussi ce qu’on refuse de voir, ce que l’on fuit. Ils trahissent également le fait que la corporéité participe pleinement à la vie chrétienne dans le monde présent. Mais elle s’inscrit aussi dans l’espérance en la résurrection – le cœur de la foi en Jésus Christ. Nos représentations de la force et de la faiblesse des êtres humains sont de même remises en question. N’y a-t-il pas dans les paroles du Ressuscité : « Ma grâce te suffit, car la puissance est accomplie dans la faiblesse » (2 Co 12,9) une affirmation de la force paradoxale de l’être faible ? Cela paraît assez clair, mais les conséquences éthiques de cette évidence le sont moins. Or, la vision d’un Dieu faible proposée par John Caputo[6] éclaire selon moi d’une autre lumière les enjeux théologiques et éthiques de la guérison comme de la non-guérison. Elle renverse les choses et mène à s’interroger avec un regard neuf sur les limites de la comparaison (implicite le plus souvent) entre la souffrance liée à la maladie comme à la finitude humaine et la passion du Christ. La maladie, le handicap, la guérison et la non-guérison ne nous renvoient- ils pas d’abord à nos représentations de la toute-puissance de Dieu ?
Cet extrait provient de l’article « La guérison, fin de la souffrance ? : Quelques enjeux théologiques et éthiques », de Thierry Dominicé. Il est disponible dans le n°50 de la Revue des Cèdres : Accompagner la souffrance.
[1] Dominique JACQUEMIN, art. cit., p. 54.
[2] Ibid., pp. 54-55.
[3] bid., p. 61.
[4] bid., p. 54.
[5] Ibid., p. 61.
[6] John D. CAPUTO, La faiblesse de Dieu. Une théologie de l’événement [2006], trad. J.E. Jackson, Genève, Labor et Fides, 2016.