Quelles sont nos croyances fondamentales, celles qui nous permettent de donner du sens à nos vie et où se situe Dieu vis-à-vis de celles-ci ? Dimitri Andronicos, codirecteur de Cèdres Formation (EERV), nous partage ses réflexions à ce sujet.

Coire ou ne pas croire, et surtout, en quoi est-il encore possible de croire ? Et parmi ceux qui croient, jusqu’où sont-ils prêts à croire, sur quelle base, et avec quelle intensité ? Et de l’autre côté, est-il possible de ne croire en rien ? De nouveau, avec quelle absence de force peut on ne croire en rien ?

Il se peut encore que croire soit une histoire de famille, un héritage, que ce soit la foi des parents ou d’une communauté. Elle peut aussi être liée à une conversion, à une découverte inattendue, ou même à une adhésion rationnelle. Le fait de ne pas croire peut se déployer aussi pour les mêmes raisons, en y ajoutant qu’elle devient, aujourd’hui, la plus plausible des options sur fond de critique ou d’indifférence pour la question (de Dieu par exemple).

Bien que les horizons du croire se diversifient toujours plus à mesure que la société se pluralise ou approfondit sa sécularisation, et malgré le recul des institutions religieuses traditionnelles, la question du croire continue de se polariser entre croire et non croire. Afin de ne pas reproduire cet antagonisme, nous développerons ici l’idée que croire n’est pas une option à prendre ou à laisser, qu’elle peut dépasser ce clivage en nous demandant plutôt à quoi nous sommes tenus. Par la suite, nous verrons en quoi croire est une nécessité vitale. En effet, croire aurait le potentiel de devenir la mesure de nos aspirations, pour ouvrir sur l’espérance.

Nous nous demandons parfois à quoi, et par quoi, nous sommes tenus, ici, en ce monde ? Pourquoi nous y persévérons avec autant d’ardeur, et cela par milles stratégies ? Il se peut que ce soit pour y rester, tout simplement, y rester longtemps, mais aussi pour de bon, sans restes. Nous savons néanmoins que même si nous y restons longtemps, qu’il ne restera rien de nous dans pas si longtemps, et tout ce qui nous paraît si important, si permanent, disparaîtra. Aucune de ces pierres ne parlera de nous en ce que nous étions individuellement, même si elles sont gravées de noms, de dates de naissance et de mort, parfois avec un visage ou un texte, mais nous n’en saurons pas plus, donc presque rien.

Alors, il est toujours temps de se demander dans le sillage de la question précédente. En prenant acte du peu de temps qui reste (ce n’est pas une question d’âge) : aurons-nous vécu pour de bon, heureux, ou au moins éprouvés quelques instants de plénitude ? Si la vie est éphémère, alors qu’elle soit heureuse. Faisons le compte avec une première piste dans le petit récit de sagesse de Solon. Il nous y rappelle que nous n’aurons pas le dernier mot sur nous-mêmes. Solon ne se prononçait sur la vie réussie d’une personne qu’une fois son histoire arrivée à son terme[1]. Nous ne saurons peut-être jamais si nous avons été heureux, peut-être un ami ou des proches, ou un inconnu en dira quelque chose ; oui, cette vie a été belle et rude, brutale ou insignifiante, prometteuse mais incomplète, grandiloquente et finalement secrète…

Si ce sont les autres qui décident si nous avons été heureux, et si notre vie a été digne d’être vécue, nous pressentons tout de même que cela ne répond pas vraiment à la question de Crésus. Il semble bien que la vie de Tellus a été réussie avec sa famille, ses enfants et avec sa fortune et pour finir, on lui dresse un monument en son honneur. Mais est-ce en cela que Tellus a atteint la félicité, parce qu’il restera inscrit dans la mémoire (courte) des hommes et de sa cité ? En fait, il semble que non… L’histoire de Tellus vient nous dire une chose plus profonde que la réussite et la reconnaissance. On oublie trop vite, qu’au sommet de sa vie, il a donné sa vie. Ce n’est pas seulement l’éloge d’un sacrifice pour autrui, il s’agit de ce rapport à la vie d’un homme qui comprend qu’il est plus que sa vie, destiné à un événement qui témoigne, que son rapport au monde, aussi riche et réussi soit-il, était prêt à tout perdre, sans restes.

Parce que nous sommes du monde, et parce que nous n’en sommes déjà plus[2], à quoi, une fois de plus, sommes-nous tenus ? Je dirai que nous sommes certes rivés à ce monde, appelé (pour un temps) à y rester, mais surtout d’y vivre pour de bon. Et pour cela, oui, il faut y croire. Cela prend la forme d’une prescription selon un adage inexistant ; pour vivre ici, il faut y croire. Pour expliciter cette assertion, nous allons nous pencher sur une petite histoire édifiante. A la fin du roman Der Prozess, Franz Kafka fini par une petite histoire de puces, de porte, et de gardien. Ce passage est un petit récit qui peut aussi se suffire à lui-même, c’était une parabole publiée de son vivant (Devant la loi) et qui a été ajoutée au roman après sa mort, je vous donne ici la fin de l’histoire, celle d’un homme de la campagne qui veut savoir ce qui se dérobe derrière la porte de la Loi (divine ?). Il a passé sa vie à attendre pour entrer dans la Loi, mais sur le seuil se dresse un intraitable gardien qui lui dit que l’entrée sera possible, mais pas maintenant. Il tentera tout pour entrer, en vain, jusqu’à ce qu’il arrive à un âge avancé et que le gardien lui dévoile une chose :

Avant sa mort toutes les expériences de tant d’années, accumulées dans sa tête, vont aboutir à une question que jusqu’alors il n’a pas encore posée au gardien. Il lui fait signe, parce qu’il ne peut plus redresser son corps roidi. Le gardien de la porte doit se pencher bien bas, car la différence de taille s’est modifiée à l’entier désavantage de l’homme de la campagne. « Que veux-tu donc savoir encore ?» demande le gardien. « Tu es insatiable.» « Si chacun aspire à la loi », dit l’homme, « comment se fait-il que durant toutes ces années personne autre que moi n’ait demandé à entrer ? » Le gardien de la porte, sentant venir la fin de l’homme, lui rugit à l’oreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte : «Ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n’était faite que pour toi. Maintenant, je m’en vais et je ferme la porte. »

Il n’y a pas d’interprétation définitive de ce texte, y compris chez les spécialistes de Kafka[3], où le gardien incarnerait la détention arbitraire de la Loi par des autorités religieuses ou des privilégiés (qui eux, sont au-dessus des lois). Kafka se ferait ici le défenseur d’une religion de la liberté qui ne serait plus le fait d’une autorité intimidante, mais constituée par la capacité de chacun de se construire hors des carcans étouffants de cette dernière. La passivité de l’homme de la campagne devant le gardien, son écrasement sur lui-même, sa veine obsession à le fixer (au final, il ne saura rien d’autre que les détails de sa physionomie) incarnent sa déchéance et sa servitude. Cela ne nous dit encore rien de la fin énigmatique du récit. On est en droit de se demander : cette entrée n’était donc faite que pour lui ? Il y a certes en arrière fond l’appel de Kafka à une religion pleinement individuelle issue d’une recomposition personnelle de son croire, une sorte d’anarchisme religieux. Mais pour nous ici, il n’y a que cet étrange cadeau, un gardien qui nous serait dédié, une entrée adressée en ce que nous sommes uniques. Invitation alors à s’y tenir, devant, sur le seuil et à regarder au-delà du gardien au risque de lui être soumis. Il s’agit néanmoins de lui résister, et de tout tenter pour libérer la voie, observer jusqu’aux puces de ses habits. Il était tenu d’y croire, et que cette entrée valait sa vie, que cette vie n’était que pour lui.

L’homme de la campagne a perdu sa vie à ne pas comprendre que tout cela était bel et bien pour lui. Il était tenu, en personne, de vivre de cette nécessité intérieure à connaître la Loi, donc quelque chose qui impliquait le sens ultime de son existence… et pourquoi pas Dieu ?

Et ce qui nous tient sur le seuil, avec la promesse d’une destinée, serait-ce une figuration de Dieu ? Il se tient sur le seuil avec nous et il n’est probablement pas cette lumière ; il est bien plus… bien moins… bien plus…. Il traduit cette nécessité de vouloir y rester, et de nouveau, non pas pour y persévérer sans fin, mais pour y découvrir sa destinée, sa réponse et sa singularité. Dieu n’est pas ici l’objet d’un croire ou d’un savoir, mais le mystère même de cette obsession, à comprendre et à désirer une existence signifiante.

C’est pourquoi, croyez, parce qu’il ne s’agit pas d’avaler des credo ou des couleuvres, mais au contraire de se rendre aussi vaste qu’un champ ; le champ à défricher de l’âme dont parlait Augustin et dont la parabole du semeur est l’inspiration. Toute parole, toute occasion est perdue et gagnée, comme les graines qui se disséminent entre la bonne ou la mauvaise terre de notre esprit. Alors, sur le seuil, se dessaisir de soi pour éprouver la nécessité d’y tenir son appel.

Ainsi, il y a des choses que nous seul pouvons faire ou être, car nous ne sommes pas unique comme tel en achetant un produit particulier, ou comme un consommateur (toujours interchangeable) ou en ayant un nom, mais dans la conscience qu’ici et maintenant, cette porte, ce gardien, cette attente, et la lumière que nous devinons, sont pour nous. Non pas dans le sens d’un narcissisme ou d’une obsession qui va de soi à soi, mais au contraire, en vertu de ce que nous seuls, et personne d’autre, pouvons, à chaque instant, dire ou faire. Oui, cette chose juste que nous seuls portons comme une vérité personnelle et destinée à tous.

Nous sommes là, à vouloir une vie qui ait un sens, avec une visée de ce qui est bon, ou au moins nous imaginer ce que pourrait être une vie réussie. Qu’elle soit plus ou moins originale ou conventionnelle, plus ou moins validée socialement, elle n’en reste pas moins tenue au seuil, celui du croire qu’à un moment donné, imprévu, je serai à la mesure d’un événement (je ne sais pas encore lequel) et même, la mesure de l’événement puisque moi seul pourra en répondre, et si souvent personne n’en saura rien, tout sera renouvelé, même de manière infime. Dieu se tient sur le seuil de nos croyances, avec nous et pour nous. Il nous précède avant même que nous ayons cru, que ce soit en lui, ou en autre chose. Il est la nécessité même de croire, au-delà de ce que nous pouvons croire. Dieu n’est pas l’objet de la foi, mais la possibilité même de se tenir sur ce seuil, et finalement de croire, au risque d’y rester.

Le Dieu des seuils est aussi le Dieu de l’Evangile. Il est celui des passages, des cheminements, des interstices et des paradoxes ; celui du renouvellement de la chair par l’esprit, de l’incarnation et de la réconciliation. On ne l’attend plus et pourtant il nous appelle sans cesse dans le don de son fils. Celui qui a cru en nous avant nous, et en qui nous ne croirons jamais assez. Il s’agit d’entrer dans cette histoire, celle du Père et de nos pères, de nos mères ; où le récit de ces espoirs rivés aux seuils de l’appel et de l’inconnu.

Sur ce seuil, j’espère que Dieu se souviendra de nous, chaque geste, même ceux que nous avons oublié, qu’il se souviendra de nous au-delà de nous, des gestes inconscients de nos naissances à ceux trop méticuleux de nos angoisses et de nos émois intérieurs.  Qu’il sera le gardien de toutes les étreintes innocentes de nos enfances, celle des bras qui se serrent autour du cou, de ces élans tendus les uns vers les autres, de ces mots que nous n’avons pas su dire. Il sera chargé, lourd, le Dieu des seuils, du désert et des oasis, des caravanes de l’exil, abasourdi du poids de la mémoire de ses enfants, de tout ce que nous avons perdu, de ce que nous aurions pu être, et de ce que nous sommes encore à venir.

 

« Croire sans restes », article de Dimitri Andronicos. Disponible dans le n°48 de la Revue des Cèdres : Ce qu’il reste à croire.

 

[1]  Dans ce passage de L’enquête d’Hérodote au Livre I, XXX, Crésus au sommet de sa gloire et extrêmement riche, demande à Solon : « Je désire savoir quel est l’homme le plus heureux que vous ayez vu.» Il lui faisait cette question, parce qu’il se croyait lui-même le plus heureux de tous les hommes. « C’est Tellus d’Athènes » lui dit Solon sans le flatter, et sans lui déguiser la vérité. Crésus, étonné de cette réponse : « Sur quoi donc, lui demanda-t-il avec vivacité, estimez-vous Tellus si heureux ? – Parce qu’il a vécu dans une ville florissante, reprit Solon, qu’il a eu des enfants beaux et vertueux, que chacun d’eux lui a donné des petits-fils qui tous lui ont survécu, et qu’enfin, après avoir joui d’une fortune considérable relativement à celles de notre pays, il a terminé ses jours d’une manière éclatante : car, dans un combat des Athéniens contre leurs voisins à Éleusis, il secourut les premiers, mit en fuite les ennemis, et mourut glorieusement… »

[2] Colossiens 3,3 : « Vous êtes morts en effet, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (TOB)

[3] Michaël Löwy, Devant la Loi : le judaïsme subversif de Franz Kafka,

 

 

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