Comment accueillir la souffrance de l’autre ? Apporter à celui qui souffre notre écoute bienveillante et l’aider ainsi à pouvoir mettre des mots sur ce qu’il traverse ? Anne Sandoz Dutoit, licenciée en lettres et théologienne et ayant suivi une formation à l’accompagnement des personnes gravement malades, questionne dans son article la définition de la souffrance ainsi que son accompagnement.
Du point de vue anthropologique, la douleur est inhérente à la condition humaine. Ramenée à un sujet qui l’éprouve, la ressent, la supporte plus ou moins, elle est souffrance. Mais le langage courant distingue-t-il vraiment entre douleur et souffrance ? Et le dualisme douleur- souffrance ne traduit-il pas notre tendance à voir la réalité́ de manière binaire, à vouloir séparer corps et esprit ? La douleur est-elle avant tout un concept médical qui permet d’exprimer précisément une lésion à réparer, de mettre des mots sur un « problème » précis ? Chacun, chacune de nous a un seuil de tolérance plus ou moins élevé à un certain type de douleur, seuil que le contexte personnel et social module. La douleur est dès lors indissociable de son ressenti, de sa perception par un sujet, et son intensité ne dépend pas simplement du type de lésion. Enfin, lorsque le corps est envahi par la douleur, c’est tout l’être qui souffre dans son rapport à lui-même, au langage et au monde.
La capacité à entendre ce que la personne souffrante exprime varie elle aussi non seulement d’un individu à l’autre, mais encore de l’histoire personnelle, ainsi que de l’état physique et psychique du moment. Or, cette capacité a un impact sur la souffrance éprouvée. Combien de patient-e-s ne se plaignent-ils pas davantage du peu de disponibilité, de la non-écoute, voire de l’absence d’excuses de la part d’un médecin ou d’un-e soignant-e qui a fait une erreur et se refuse à la reconnaître, que de la gêne physique ressentie ?
Au quotidien, la frontière entre douleur et souffrance est mouvante, en dehors des considérations théoriques à ce propos. Dans le langage courant, prendre rendez-vous chez le médecin parce que « je souffre du dos » ou que « j’ai mal au dos » signifie plus ou moins la même chose. Sans que j’en sois forcément consciente, la formule « je souffre de » traduit pourtant peut-être que ce « mal » n’est pas circonscrit à l’endroit de la douleur et qu’il a des implications plus larges sur ma façon d’être dans le monde. Quant à l’exclamation « j’ai mal » ou « je souffre », sans autres précisions, elle nécessite d’être décryptée, au-delà de la seule question de savoir «où».
Dire « j’ai mal » ouvre implicitement la grande question du rapport entre le mal – compris comme contraire du bien – et la/ma souffrance[1]. Peut se dissimuler derrière cette expression une série de questions d’ordres existentiel et spirituel : pourquoi moi ? Qu’ai-je fait pour que cela m’arrive ? Quel sens a encore ma vie dans ces conditions ? Suis-je toujours vraiment « moi » ? Dieu me punit-il et de quoi ? S’exprime alors toute une détresse spirituelle qu’il s’agit de reconnaître, d’accompagner et si possible de soulager.
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La maladie, le handicap, la souffrance, quoi que nous en disions ou fassions, restent de l’ordre du scandale et de l’intolérable contre lequel nous sommes appelés à combattre par le soin et la compassion[2]. Alors, comment lutter avec les personnes souffrantes en vue d’une possible restauration du sens et de la cohérence personnelle lorsque leur souffrance menace de faire « éclater l’être » ?
Cela commence peut-être par l’écoute et la reconnaissance que ce que me dit l’autre est vrai pour lui/elle, parce que c’est lui/elle. Parfois il s’agira de valider un malaise diffus, ce qui peut notamment passer par un diagnostic médical. Des mots sont mis sur un « mal », la personne est confortée dans son ressenti, ce qui lui donne une crédibilité, tant pour elle-même que vis-à-vis d’autrui : par exemple, cette pression ressentie dans la vie quotidienne, qui participe de mon mal-être, est bien réelle puisque le médecin m’a trouvé un ulcère d’estomac et que mon ostéopathe doit dénouer mes muscles du dos ![3] Il est par conséquent essentiel de travailler ensemble et d’accorder à l’écoute réciproque une place centrale : la parole de chacun-e a sa place et sa valeur. Patient-e, médecin, proches, soignant-e-s, ergo- et physiothérapeutes, accompagnant-e-s spirituels ont en effet à effectuer de concert un double mouvement : accoucher des mots à mettre sur des maux diffus et chercher derrière des maux les mots pour dire une possible souffrance.
Cet extrait provient de l’article « comment définissons-nous la souffrance ? Sommes-nous capables de l’entendre ? », de Anne Sandoz Dutoit. Il est disponible dans le n°50 de la Revue des Cèdres : Accompagner la souffrance.
[1] Pour une discussion approfondie de la question des rapports entre souffrance, péché, mort et mal : Paul RICŒUR, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et Fides, (1983) 2004.
[2] Cf. Thierry COLLAUD, Le statut de la personne démente. Éléments d’une anthropologie théologique de l’homme malade à partir de la maladie d’Alzheimer, Fribourg, Academic Press, 2003, p. 270.
[3] Christina AUS DER AU, « Comment mon corps sait-il comment je vais ? », Bulletin des médecins suisses 99(7), 2018, p. 220.