Pouvoir rejoindre l’autre, l’étranger, différent de nous, demande parfois une déconstruction de nos propres représentations. Philippe Bovey, ancien secrétaire romand de l’Entraide protestante suisse (EPER), suppose que c’est souvent au niveau de ces représentations symboliques que la distance imaginaire entre « eux » et « nous » se creuse parfois irrémédiablement.

 

Peu de débats de société déchaînent d’aussi virulentes passions que ceux liés à la migration. La question de la relation aux étrangers s’est désormais imposée comme un curseur central du débat politique en Suisse et en Europe, tout en l’appauvrissant et le polarisant. Elle a également durci les actes, amenant les pays occidentaux à remettre en question parfois frontalement certains principes sur lesquels ils se sont construits depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au cœur d’États pour le reste libéraux, on assiste ainsi avec inquiétude au développement de lois d’exception, à la militarisation des frontières à l’est et au sud de l’Europe, à l’apparition de zones de non-droit et à l’emprise toujours plus contraignante des services d’État sur la vie de milliers de personnes fragilisées. […]

L’hypothèse sur laquelle repose ces lignes est que les passions qui s’affrontent ont peu à voir, de part et d’autre, avec des faits, mais trouvent leur intensité dans les représentations et les convictions mobilisées pour construire symboliquement un lien imaginaire entre un « eux » et un « nous ». […]

Avant de poser le problème moral du lien à privilégier entre « eux » et « nous », la migration soulève la question même de la construction de ces deux termes. Pour qu’un problème migratoire se pose, il faut en effet que les termes soient définis de façon à le rendre possible. Cela ne va pas de soi : il faut premièrement que « nous » recouvre quelque chose de suffisamment homogène et deuxièmement une différence suffisamment claire avec « eux ». Sans cela, la question même se brouille : quand la différence entre eux et nous s’estompe (les Hongrois, frères des Suisses dans leur lutte contre le communisme, sont – littéralement – accueillis en fanfare par milliers en 1956) ou au contraire quand elle se creuse entre nous (les Alémaniques amis des « Boches » et ennemis des Romands). Suivant l’hypothèse de cet article, l’ouverture plus ou moins grande aux migrants n’est pas d’abord une question morale mais se joue dans cette construction imaginaire préalable du lien entre eux et nous, lequel rend la frontière plus ou moins perméable. C’est à ce niveau qu’il y a un désaccord fondamental. […]

En résumé, si les questions soulevées par la migration ne trouvent pas de réponse apaisée à un niveau factuel, c’est parce qu’elles sont pour l’essentiel le fruit de représentations concurrentes qui s’affrontent à un autre niveau, où se construit le lien imaginaire entre « eux » et « nous ». Pour cette même raison, la première question n’est pas morale ou politique, « pour eux » ou « contre eux », mais se décide en amont, dans la construction symbolique de la frontière plus ou moins poreuse avec « eux ». A ce niveau, deux représentations sont en conflit : à la représentation d’une identité forte, homogène, collective, reçue et à protéger des altérations s’oppose une identité incertaine car plurielle, ouverte et reposant sur des choix individuels.

 

Cet extrait provient de l’article « C’est entre eux et nous » de Philippe Bovey. Il est disponible dans le n°47 de la Revue des Cèdres : L’exil comme royaume.

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