Quelle est la position de l’Église réformée sur la question du suicide assisté ? Dominique-Antonio Troilo, théologien, historien et pasteur de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud, aborde cette question tout en la mettant en lien avec la notion de dignité humaine ainsi que la liberté et souveraineté de chaque individu.

Quelle est la position de l’Église réformée sur le suicide assisté ? D’abord, qu’est-ce que l’Église réformée ? C’est une mosaïque d’institutions, de communautés et d’individus. Et au sein de cette mosaïque, il y a tout l’éventail des possibles et des impossibles. À un moment donné, il a bien fallu donner un message. La FEPS a donc été chargée de délivrer un document sur ce sujet[1]. Mais il faut se souvenir que ce document n’a rien de contraignant. Fondamentalement, dans la pensée protestante, la priorité n’est pas de fournir des réponses aux questions, mais de donner des outils pour que chaque individu puisse lui- même répondre à ces questions.

La Déclaration universelle des droits de l’homme commence ainsi : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde. » La «dignité inhérente»… Est-il possible de perdre cette dignité ? Y a-t-il une façon plus digne qu’une autre de vivre et de mourir ? Quand une vie n’est-elle plus digne d’être vécue ? La confusion vient du fait qu’il existe deux formes de dignité : la dignité ontologique et la dignité posturale. Et il s’agit de bien les distinguer. Oui, on peut se sentir indigne quand on est incontinent ou totalement dépendant, en ce sens notre dignité posturale peut être atteinte. Par contre, notre dignité ontologique est inaltérable. Pour nous, cette dignité est inconditionnelle, du fait que la vie est un don de Dieu […] La dignité fondamentale de l’être humain est indépendante de toute maladie qu’elle soit physique, morale ou spirituelle, elle est aussi indépendante de toute condition sociale. Mais la vie est aussi un devoir : « Il s’agit de donner forme à la vie, de la rendre possible, de la protéger, de la favoriser, de donner la capacité de vivre et de partager cette vie, dans la communauté, de façon solidaire. »[2] Ajoutons que la Réforme affirme que tous les êtres humains sont appelés à une vie dans la liberté. Mais il nous faut regarder la réalité en face et sans angélisme : la vie est faite d’ombres et de lumières, il y a de beaux jours mais il y a aussi de grandes peines. La Bible reconnaît cette réalité et ne garantit pas l’épanouissement total ici-bas. Les histoires qu’elle raconte sont comme les nôtres. Elle nous met en tension entre deux pôles. D’un côté, elle ne minimise jamais la souffrance que les individus connaissent. Il suffit de se souvenir du récit du Vendredi saint, d’abord des angoisses du Christ à Gethsémané et du « pourquoi m’as-tu abandonné ? » qu’il lance à son Père du haut de la croix, au milieu de la plus grande souffrance (Mt 27,46). De l’autre, les récits bibliques ne s’arrêtent pas aux cris de souffrance et au constat de la mort. Une victoire sur la mort est annoncée, dont les prémices peuvent déjà être vécues. L’aventure terrestre de Jésus-Christ ne se termine pas à Vendredi saint, mais se poursuit au-delà avec la victoire sur la mort, à Pâques, et l’Ascension auprès de son Père. Le message est fort, la mort n’a pas le dernier mot, elle a perdu son « aiguillon » (1 Co 15,55). Il y a une espérance, celle de la vie éternelle. Et parce qu’il y a une vie plus forte que la mort, elle a un impact déjà ici-bas et offre des possibles malgré la mort et la souffrance. L’un n’élimine pas l’autre, et notre vie navigue sans cesse entre ces deux pôles. Le problème est que l’expérience instantanée est toujours une expérience réelle pour celui qui la vit […]

Les rêves les plus fous ont habité l’être humain. En voyant l’espérance de vie doubler en relativement peu de temps, l’idée s’est formée que cela se poursuivrait jusqu’à l’immortalité. De fait, ce n’est pas la longueur de la vie des êtres humains qui a été doublée, mais il a juste été rendu possible à un plus grand nombre de personnes de prolonger leur vie. Le revers de la médaille est que cette prolongation se fait jusqu’au stade où l’on se retrouve dans une situation où on ne se serait pas trouvé si on était mort naturellement bien avant ! Nous avons atteint un point où nous avons l’impression que notre vie et notre mort sont entre les mains de la médecine. Alors la question se pose logiquement : pourquoi ne serais-je pas maître de ma propre mort ? Pourquoi laisserais-je ce pouvoir à quelqu’un d’autre ? […] Chacun de nous est donc face à un dilemme. À qui vais- je laisser le pouvoir ? Entre les mains de qui vais-je confier ma liberté ? Cela préoccupe tellement nos contemporains qu’un cadre a été mis en place pour permettre à chacun d’exprimer des directives anticipées et de désigner un représentant thérapeutique pour le cas où il ne pourrait plus exprimer lui-même sa volonté. Cela met en évidence un seuil à partir duquel je perds la maîtrise de ma vie. Il y a un avant et un après. Une fois passé ce seuil, ma vie risque de ne plus m’appartenir. La tentation est donc forte de vouloir s’en aller avant ce pas- sage. Il s’agit de partir pendant que j’ai encore la marge de liberté et l’autonomie nécessaires. Au-delà de ce seuil que se passera-t-il ? Comment ma souffrance va-t-elle être gérée ? Qui va mettre fin à ma souffrance ? Quand ? Je parle de la souffrance physique, mais aussi de la souffrance psychique, voire spirituelle. Quand une personne demande l’assistance au suicide, elle anticipe sa mort. Cela lui permet de partir avant le seuil de perte de sa souveraineté.

Au moment de conclure, revenons à la notion de dignité, mais du point de vue de l’accompagnant. Oui, la dignité ontologique demeure indépendamment de nos capacités réelles ou à venir. Mais la perte de dignité posturale est vécue comme une humiliation. Alors, sommes-nous capables d’entendre la souffrance de nos contemporains qui n’arrivent pas à endiguer les effets de la maladie et du vieillissement sur leur pauvre corps et sur leurs facultés mentales ? Et quand quelqu’un évoque la possibilité d’en finir, arrivons-nous à surmonter le trouble que cela provoque pour lui laisser la possibilité d’exprimer ses doutes et son désespoir ?

 

Cet extrait provient de l’article « Assistance au suicide : Position de l’Église réformée », de Dominique-Antonio Troilo. Il est disponible dans le n°50 de la Revue des Cèdres : Accompagner la souffrance.

 

[1] Fédération des Églises protestantes de la Suisse (FEPS), « Vivre la mort. Un regard sur les décisions en fin de vie », FEPS Position no 9, 2007, 43 pages, https://www.kirchenbund.ch/sites/default/files/publikationen/ pdf/FEPS-Position-9.pdf (dernière consultation 05.09.2019).

[2] Ibid., p. 20.