Les nécessaires adaptations des Églises aux changements de société butent souvent sur les complexités institutionnelles. Sans recette, ni leçon, Nicolas Besson, en charge des ressources humaines de l’EERV, livre quelques éléments de son expérience.

Qu’observez-vous sur le fonctionnement actuel de l’institution?

Je constate que notre Église (EERV) dispose encore de moyens financiers et de personnes motivées qui s’engagent. Elle bénéficie également d’une reconnaissance relativement positive de la part de la population, parce qu’elle est perçue comme l’Église de la liberté de pensée et de la démocratie.

Le problème, c’est que, au niveau de notre activité, nous consacrons la majeure partie de notre énergie à des formes traditionnelles de spiritualité qui ne sont compatibles qu’avec une toute petite partie de la population. Nous avons de la peine à développer des formes spirituelles et communautaires plus contemporaines. Or, à mon sens, il faudrait que nous parvenions à inverser la balance entre notre activité traditionnelle et des formes renouvelées.

Globalement, nous passons beaucoup de temps à gérer les acquis; je pense qu’il est urgent de consacrer de l’énergie au développement de nouvelles pistes pour notre activité. Pour cela, je crois beaucoup à la dynamique de la recherche-action qui nous invite à nous investir pleinement dans le cours de l’action, tout en entretenant une distance critique face à ce qui se passe. Les observations et les prises de conscience qui en découlent permettent alors de réorienter l’action et de lui trouver des formes alternatives. Elles permettent également d’initier un véritable débat professionnel par lequel les acteurs réorientent, affinent et s’approprient les nouveaux modes d’action.

Quelle orientation donnez-vous à votre engagement?

Comme responsable des ressources humaines, je suis chargé, en premier lieu, d’orienter les bonnes personnes vers les bonnes places et de les aider à se donner les moyens pour être compétentes dans leur travail.

Dans ma fonction, j’essaie, par ailleurs, de privilégier trois axes. D’abord de permettre aux professionnels, comme aux responsables bénévoles, d’évoluer vers ce que j’appelle volontiers des personnes intégrales, c’est-à-dire des personnes capables de travailler sur elles-mêmes, en dialogue avec l’Évangile, pour ne pas seulement développer un discours croyant, mais se laisser interpeller, mettre en route, réformer dans la globalité de leur être. Le second axe est plus communautaire – je viens d’y faire allusion – il consiste à redéployer ensemble une activité crédible dans notre monde contemporain. Pour cela, nous avons besoin d’impulsions méthodologiques et de lieux pour un dialogue professionnel approfondi. Finalement, nous avons à recréer du métier au sens où l’entendent les psychosociologues. Il s’agit d’un habitus partagé par un ensemble de personnes qui font le même travail, qui les porte dans leurs tâches quotidiennes et leur procure une appartenance, une identité. Or, si l’activité de l’Église est appelée à évoluer, celles et ceux qui la mettent en place verront également évoluer non seulement la manière d’effectuer leur travail, mais également l’ambiance dans laquelle ils se placent, les histoires qu’ils se racontent pour donner du sens à leur engagement. Cette dimension du métier est très importante pour la pérennisation de l’activité de l’Église, car il est connu que les institutions ou les entreprises, dont le métier de celles et ceux qui s’y investissent s’efface, ne tardent pas à mettre la clef sous le paillasson. L’évolution du métier, ainsi compris comme savoir-faire et comme vecteur identitaire, est à accompagner avec soin non seulement pour les ministres et les laïcs déjà engagés dans l’Église et appelés à évoluer avec elle, mais également pour se donner une chance de susciter une relève.

Quelles sont les compétences à stimuler chez les professionnels?

Le travail sur soi, en confrontant sa vie à l’Évangile, conduit à ne pas seulement prêcher un savoir religieux, mais à témoigner d’une certaine façon de voir le monde et de considérer l’humain, en toute authenticité. Cette herméneutique existentielle constitue, de mon point de vue, la compétence professionnelle fondamentale à réinvestir pleinement.

La deuxième compétence à promouvoir est de savoir appliquer cette herméneutique non seulement à soi- même, mais de la faire jouer également avec le monde dans lequel nous vivons. De quoi, notre société manque- t-elle le plus? Quelle contribution l’Évangile a-t-il à apporter à nos contemporains? Selon quelles modalités cela est-il aujourd’hui envisageable? Le développement de l’action de l’Église dépendra de notre écoute des hommes et des femmes que nous côtoyons, de notre capacité à observer ce qui se joue en nous et autour de nous, de comprendre en profondeur les enjeux de ce qui nous arrive. Le développement ecclésial est bien plus qu’une opération de marketing; c’est d’abord un travail de discernement spirituel très exigeant.

Finalement, je suis convaincu que nous devons passer d’une situation dans laquelle les professionnels orchestrent tout et se laissent prendre dans une forme de mise en spectacle de leur activité à une action communautaire véritable. La communauté chrétienne – ou plutôt les réseaux chrétiens, sous toutes leurs formes possibles et imaginables, sont appelés à être des groupes de personnes qui vivent de l’Évangile et contribuent activement à la vie du monde. Les ministres doivent quitter une forme de centralité focalisée sur leur personne pour développer davantage la capacité d’activer et de stimuler d’autres personnes.

Faudrait-il changer la formation des professionnels?

Pour ce qui concerne la formation théologique, la valorisation de l’immense trésor symbolique que recèle la tradition biblique me paraît essentielle. Le symbole a cette capacité d’éclairer, de manière immédiate, en une seule image ou un seul geste, la plupart des enjeux de nos existences. Dans mon activité de plusieurs années en paroisse comme, actuellement, dans la formation des ministres stagiaires, ce sont les symboles qui m’ont été les plus utiles pour expliciter ce que l’Évangile avait à dire dans les réalités les plus complexes. Le symbole est un support de développement puissant.

Dans les registres psychosociaux de la formation et en cohérence avec ce que j’ai exposé précédemment, nous favorisons actuellement l’entraînement de l’analyse de pratique et l’acquisition des outils utiles la recherche- action. Les différentes formes de leadership sont également entraînées et nous réfléchissons à une mise en place plus large d’une formation à l’animation des réseaux sociaux. La société est devenue «liquide», selon l’expression du sociologue Zygmunt Bauman, dans le sens que les liens sociaux y sont moins stables. Il est donc utile d’adapter nos interventions et notre pédagogie aux nouvelles manières d’être ensemble.

Par ailleurs, je pense très utile pour des professionnels du lien et du sens de la vie qu’ils prennent soin de leur santé psychique. Soigner ses blessures, surmonter ses deuils, comprendre ses réactions émotionnelles permet de lire l’Évangile sans l’instrumentaliser.

Comment situez-vous les spécificités des professionnels et des laïcs?

Appelés à devenir des personnes intégrales, tous sont responsables de l’ensemble de la vie de l’Église. Les théologiens, surtout les pasteurs et les diacres, sont plus spécialement chargés de maintenir le lien avec ce trésor qu’est l’Évangile et de l’activation de celui-ci dans les différentes circonstances de la vie. Leur tâche est de distiller une théologie qui entre en frottement avec l’existence. Quant à la vie communautaire, à la création de réseaux, elle peut être l’affaire de tout un chacun qui souhaite partager un questionnement ou une vie de foi avec d’autres. Et l’Église a vraiment besoin aujourd’hui que ce ne soient plus les seuls professionnels qui se chargent d’élargir la surface de contact avec l’Évangile au sein de la société. C’est un véritable changement de paradigme qui doit intervenir : il n’y a plus d’animateurs et de participants, tous deviennent acteurs, chacun avec ce qu’il sait faire et avec ce qu’il a à donner.

Quelles sont vos priorités pour encourager cette dynamique?

Le grand défi de ces prochaines années réside certainement dans la nécessité de se repérer dans la situation nouvelle dans laquelle nous nous trouvons. La société a beaucoup évolué et l’Église s’en trouve chamboulée, désorientée. Dans notre monde occidental, les marqueurs traditionnels se sont effacés. Le rythme de vie, la manière de s’agréger en communauté, l’ordonnancement des rôles, les repères pédagogiques, l’univers culturel et de valeurs… tout a explosé. Et dans l’Église, nous évoluons dans une certaine indifférenciation dans tous les domaines. Il s’agit dès lors que, dans ce chaos, nous ramassions les éléments épars et que nous les réordonnancions de manière à pouvoir reconstruire une vie d’Église cohérente. Esquisser les nouveaux enjeux, repenser les activités possibles, se repositionner dans la société, répartir les rôles, redéfinir un langage compréhensible sont autant de tâches indispensables. Pour le dire avec une image : le terrain ayant bougé, il s’agit de dessiner une nouvelle carte, afin de pouvoir se repérer et aller de l’avant.

Quelles sont les ressources théologiques et spirituelles qui sont, à votre avis, les plus importantes à activer pour faire face aux défis actuels?

L’Évangile nous appelle à une vie nouvelle. Il est donc essentiel de trouver des moyens pour qu’il puisse nous saisir au quotidien et nous parler au cœur. En ce sens, je crois à la nécessité de reconstruire, avec les personnes intéressées, des pratiques spirituelles qui leur offrent des modalités concrètes pour faire dialoguer leur vie avec l’Évangile. La lectio divina, un héritage de la tradition monastique, pourrait ainsi être revalorisée à une plus large échelle que ça n’est le cas actuellement et, peut-être, se voir adaptée à des formats plus contemporains. La lectio divina constitue, en tout cas, un laboratoire intéressant, permettant aux participants de se mettre en jeu face à l’Évangile, dans une écoute mutuelle et un partage des intuitions de chacun. En outre, notre tradition réformée mériterait certainement de s’intéresser davantage aux émotions et au corps dans sa manière d’aborder la méditation, l’expérience religieuse – comme l’ensemble de notre expérience de la vie – ne relevant, à l’évidence, pas de la seule cognition.

Quelles sont vos envies pour l’Église dans dix ans?

J’espère que, dans dix ans, nous n’aurons pas simplement «prêché» un changement, mais que nous aurons avancé dans un processus de réforme de l’Église impliquant l’ensemble des acteurs intéressés. En effet, pour faire évoluer la situation de l’EERV, l’enjeu ne sera pas d’abord de faire de la gestion de projet, mais de partager progressivement une conscience commune de ce qui doit changer et de construire, en tâtonnant ensemble, un nouvel horizon. Je suis conscient que cela prendra du temps et nécessitera de refaire les mêmes débats, encore et encore, dans des cercles très divers, à l’intérieur de l’Église comme à l’extérieur. Cela exigera, sans aucun doute, d’y associer également des personnes différentes des membres et des partenaires habituels. En nous intéressant à leurs représentations, leurs attentes et leurs points de vue, il nous sera certainement possible de nous décentrer de nos habitudes et de faire mûrir des possibilités nouvelles.

Je souhaite, par ailleurs, que nous puissions passer bientôt de la peur de devoir changer à la découverte qu’une évolution est possible et bénéfique. Il se pourrait même qu’à terme, en travaillant, en avançant et en découvrant des possibles ensemble, nous puissions y trouver du plaisir !

D’après vous, quelles sont les plus-values que l’Église peut amener dans la société contemporaine?

Je reviens à l’Évangile, encore et toujours, qui médite les thématiques essentielles de l’existence humaine. En tant qu’Église, nous sommes appelés à puiser dans cet héritage millénaire pour aborder la vie et ses questions et, ce faisant, il nous devient possible de nourrir le dialogue social de nos prises de conscience et de nos convictions. Si l’on pense au commandement du triple amour souligné par Jésus et que l’on se souvient de la parabole du Bon Samaritain qui l’illustre, on comprend non seulement la richesse de la réflexion que nous offre l’Évangile à propos de l’amour et de la solidarité, mais également la radicalité de l’exigence de prendre soin les uns des autres dont il témoigne. C’est que l’Évangile nous ouvre à une transcendance et cette transcendance, notre société contemporaine continue à en avoir grand besoin. Alors que même l’entraide peut se voir instrumentalisée par la logique économique ou que la solidarité, elle-même, peut se restreindre en fonction de nos socialisations inconscientes, l’Évangile résonne comme un rappel infatigable que la justice n’est jamais vraiment réalisée dans ce monde et comme un appel à redoubler de vigilance et à renouveler toujours et approfondir encore notre amour.

L’autre apport important dont nous pouvons être les porteurs, attachés à notre tradition réformée, est assurément d’être cette Église de la liberté de pensée pour laquelle on nous apprécie. La Réforme a beaucoup valorisé le libre arbitre qu’elle comptait honorer et respecter chez tout être humain. Persévérer dans une pédagogie qui permette à chacun de construire une vision du monde qu’il puisse assumer personnellement, élaborer du discours théologique au travers du dialogue, faire cohabiter pacifiquement des sensibilités plurielles au sein d’une même communauté peut permettre de contribuer au débat social non seulement par la proposition de contenus, mais par le témoignage même de la manière de les élaborer.

Cet entretien a été publié dans le n°46 de la Revue des Cèdres: L’Eglise, pour y venir.

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